mercredi 14 décembre 2011

Auteurs / Interprètes / Cacahuètes

L'une des pierres d'achoppement de toute évolution de la question du statut socioprofessionnel de l'artiste tient à cette distinction entre auteurs et interprètes. Cette distinction peut à l'occasion devenir fracture, voire affrontement entre artistes ou entre organisation représentatives de ceux-ci.

Il ne s'agit jamais que de se disputer un morceau de fromage (râpé aujourd'hui !). La question s'est posée dès la naissance des moyens permettant d'exploiter commercialement la prestation des interprètes en dehors du temps et du lieu de cette prestation: la Radio et le disque. Les artistes exécutants (comme on les appelait à l'époque) réclamèrent une compensation financière au titre de cette exploitation, avec l'appui, d'ailleurs du Comité International de la TSF. Les auteurs et leurs organisations représentatives s'y opposèrent avec force tant qu'ils suspectèrent que cette protection risquait de toucher à leurs prérogatives et sources de revenus (partage du droit et des revenus).  En 1928, la tentative de doter les artistes exécutants d'un droit d'auteur sur leur prestations s'est soldée par un échec cuisant à la Conférence de Rome (1928). C'est par le biais du contrat de travail, en quelque sorte conceptuellement "splitté" entre le moment de l'interprétation et son exploitation ultérieure et/ou délocalisée, et de la défense économique de la "valeur-travail" de ces artistes exécutants, que les tenants d'une protection de leurs droits ont enfin obtenus le soutien des auteurs. Et l'affaire fut portée au BIT (Bureau International du Travail) en 1930.
On lira sur ce sujet: "Les droits dits connexes au droit d'auteur" de M. Saporta (1952).

La situation inverse semble se présenter: l'arrivée des artistes créateurs dans un système auparavant verrouillé autour des artistes interprètes ravive un contentieux vieux de près d'un siècle ... et qui a déjà connu pas mal de soubresauts depuis. La Plate Forme des Nationale des Artistes a connu (1998-2001) cette tension entre auteurs et interprètes ...

Si les artistes ne font pas preuve de solidarité, une solidarité sans compter !, les forces régressistes (que ceux qui se sentent visés se grattent où ça leur démange) auront beau jeu de porter le fer dans la déchirure.

Par ailleurs, depuis des années, et cela ira en s'amplifiant de manière irréversible, une pratique exclusive de "créateur" ou "d'interprète" n'est plus le fondement du développement économique et artistique du secteur culturel ! Les pratiques ET le droit se sont reconnus vaille que vaille dans cette évolution., même si les pratiques vont plus vite, évidemment que le droit.

Quand un artiste, que l'on sait profondément engagé à gauche, syndicalement, politiquement, artistiquement, énonce que la profonde différence entre un artiste de spectacle et un artiste créateur tient à "ce temps de travail que l'on achète à l'artiste de spectacle", il sait pertinemment que cela est de moins en moins vrai. Sinon, pourquoi les syndicats ont-ils reconnus le cachet (déconnexion de la rémunération et du temps de travail) comme mode de rémunération officiel dans le secteur du doublage ? Qui peut croire aujourd'hui que l'emploi d'un metteur en scène n'est pas en fait un emploi "à la tâche" mais resterait parfaitement dans le cadre d'une relation contractuelle fondée sur la "subordination" ? La jurisprudence a d'ailleurs mis à mal la centralité de cette notion. Sur quelle base négocier la répartition d'un revenu provenant du travail artistique d'interprète entre la rémunération du temps de travail et la perception de droits "voisins" sur l'exploitation de celui-ci ? Sans parler de toutes les pratiques qui mixent allègrement les "positions auteur-créateur" dans le travail: un vrai kamasoutra !

On peut regretter un pseudo âge d'or où l'horizon commun d'un comédien ou d'un musicien était d'être intégré dans des structures qui les engageaient dans des contrats de moyenne ou longue durée. Mais cet âge d'or était payé d'un corporatisme certain, qui instaurait des processus de (d'auto-)légitimation forte, pour verrouiller  la porte d'entrée aux nouveaux arrivants. Que l'on se rappelle l'exigence syndicale en 1950 d'une carte d'acteur professionnel ... (il est piquant que l'Association des directeur de théâtre s'y soit opposée) au prétexte qu'il s'agit de "protéger les véritables artistes contre les artistes marrons" (dixit un représentant syndical) !

Hé oui ... sondez vos coeurs et vos reins: combien d'entre nous en sont encore à faire cette distinction ... celles des "vrais" artistes" contre les autres !

Cette carte d'acteur professionnel fut instaurée en 1968 (les syndicats ont les moyens d'avoir l'esprit de suite) à l'occasion des mouvements agitant alors le secteur (l'entrée dans le champ des premiers représentants du "Jeune Théâtre", l'accroissement du nombre de comédiens et de metteurs en scène, etc.) par arrêté royal (modifié en 1970 et 1974) ...

 Art. 3. Le titre d'acteur professionnel est accessible à quiconque aura accompli un stage d'au moins deux ans au terme duquel il justifie avoir satisfait aux conditions suivantes:
  a) avoir effectué, au cours de deux années consécutives, 200 représentations publiques au moins, étant entendu, pour le calcul de ce nombre, que les prestations effectuées dans les émissions dramatiques à la Radio et à la T.V. seront prises en considération et respectivement affectées d'un indice de 1 et 3 par quart d'heure d'émission;
  b) (avoir obtenu, au cours de cette même période de deux années consécutives et du chef de ses prestations effectuées en qualité d'acteur professionnel, une rémunération brute de deux cent mille francs (200 000 F.) au moins. Conformément aux dispositions de la loi du 2 août 1971, ce montant est lié aux fluctuations de l'indice des prix de détail et lié à cette fin à l'index pivot 114,20.) <AR 24-12-1974, art. 2>
  c) avoir accompli les prestations, dont il se prévaut pour l'obtention du titre d'acteur professionnel, sous le régime du contrat d'emploi avec assujettissement à la sécurité sociale.
  Des dispositions ultérieures seront prises en considération du développement de la production cinématographique et de toute autre activité nécessitant l'emploi d'acteurs.


Il s'agissait clairement de se doter d'un outil de type "numerus clausus", autorégulé par les intervenants du secteur (commission plus ou moins paritaire syndicats - représentants des opérateurs). Rassurez-vous ! on peut parfois se réjouir qu'un arrêté royal sombre dans l'oubli ... il n'est cependant toujours pas abrogé !

Arrêtons la fiction ! le corporatisme sous-sous-sous-sectoriel n'a aucun avenir comme stratégie de combat dans la défense des droits sociaux des artistes (hé non, je ne parle pas d'un statut), de tous les artistes. Se voiler la face d'un drapeau rouge au prétexte de défendre ce qui n'est plus qu'une illusion conduira inévitablement à s'encastrer dans un mur autrement plus dur que les opinions des uns et des autres. Non pas qu'il faille transiger sur des principes au prétexte des praxis, mais ces principes, d'égalité et de solidarité, il convient de les mettre en oeuvre au sein même des rapports de force sur les marchés, le marché des biens culturels et le marché du travail. C'est comme cela que les artistes, tous ensemble, ont une un chance, mince mais réelle, de renverser ces rapports de forces en leur faveur.

Oui, je me félicite que des artistes aujourd'hui on réussi à ouvrir leurs droits aux allocations de chômage plus rapidement et facilement que moi (rapidité et facilité bien  relatives) ! je n'en conçois aucune aigreur.
Oui je me réjouis de voir côté à côte un plasticien, un écrivain, un comédien, se battre ensemble pour des droits sociaux communs !
Oui il y a un risque à se battre ensemble pour faire évoluer le système, plutôt qu'à se refermer sur des acquis ... tellement fragiles - au prétexte d'une étiquette qui a longtemps résisté sur la bouteille ... En espérant que personne d'autre ne vienne s'y abreuver !

Mais je suis de ceux qui, même vivant mal, sont prêts à risquer de vivre un peu moins bien pour que d'autres, vivant plus mal encore, vivent un peu mieux ! (hum hum ... vous avez suivi, parce que moi, pas !) Et c'est alors qu'un combat commun peut s'engager pour que TOUS vivent de mieux en mieux ...
Nous en sommes au point où il n'y a plus de navires, seulement des canots de sauvetage ... ne laissons personne dans les "eaux glacées du calcul égoïste" (Marx). Je préfère encore prendre le risque d'être mangé un peu plus tard, tiré à la courte paille !

"Ainsi une société où l'on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l'on adore aujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême. — Et puis ! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d'« individus dangereux » !" (Nietzsche)

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